Cybersquatting noms de domaine .RU : comment protéger sa marque sur internet en Russie ?
Le cybersquatting est un phénomène plus ou moins développé selon les extensions. Un prix faible, une extension associée à un pays majeur et l'absence de cadre juridique spécifique contribuent à l'essor d'un cybersquatting de masse comme l'illustre le .RU russe. Analyse juridique.
Disparités dans le règlements international des litiges noms de domaine
Les normes UDRP, un standard des règlements de conflit imposé aux extensions génériques...
Face aux développements des pratiques de cybersquatting et sous l'impulsion de l'OMPI, des procédures spécifiques aux noms de domaine, alternatives aux procédures judiciaires, ont été développée à travers les principes UDRP.
Les conflits entre les titulaires de marque et registrant sont dès lors tranchés selon le triptyque bien connu :
- (i) que le nom de domaine soit identique à, ou d'une similitude prouvant prêter à confusion avec une marque commerciale ou une marque de service dans laquelle le plaignant a des droits ; et
- (ii) que le registrant n'ait aucun droit ou intérêt légitime au regard du nom de domaine ; et
- (iii) que le nom de domaine a été enregistré et est utilisé de mauvaise foi.
Face à une adoption libre concernant les extensions pays
Les registres nationaux ont par respect de leur souveraineté la liberté d’adopter ou non une procédure extra judiciaire de règlement des litiges.
La plupart des registres nationaux, si ils n’ont pas directement adoptés les principes UDRP tels que défini par l’OMPI, s'en sont fortement inspirés. Tel est le cas de la procédure Syreli pour le .FR qui s’inspire des principes UDRP, non sans poser quelques contradictions avec le droit national, par ailleurs.
D’autres n’ont prévu aucune procédure spécifique, notamment en raison d'absence de cadre juridique propre au nom de domaine comme les extensions russes .RU, .SU et .РФ.
Les spécificités russes
Enregistrement d'un .RU et responsabilités du déposant
Les conditions d’enregistrement des noms de domaine russes imposent au registrant de déterminer si son enregistrement porte atteinte au droit d’un tiers, ce qui est la pratique habituelle des registres en matière de transfert de responsabilité.
Si un litige survient, le registre Russe évoque de façon lapidaire dans son article 2.9 des conditions d’enregistrement que les conflits relatifs aux noms de domaine doivent faire l’objet d’une plainte :
«2.9. The Registrar may not independently decide on satisfying the third parties’ claims for the domain name. A person suggesting that administration of the domain name by his/her Administrator abuses his/her rights (specifically, those of trade mark, brand name, other object of intellectual property, the name of a nonprofit organization or government body) may file a corresponding legal statement.”
Il n’existe pas de procédure alternative de règlement des litiges en Russie. Les bureaux d’enregistrement russes peuvent par ailleurs se montrer peu collaboratifs en ne transmettant les coordonnées des titulaires que sur demande écrite, postale. Ces conditions restreignent les possibilités de règlements des litiges dans un cadre précontentieux ; les informations de titularité étant indisponibles pour les personnes physiques.
Statut juridique du nom de domaine
Il n’existe aucune loi relative aux noms de domaine en Russie. L’appréciation des litiges se fait selon une interprétation extensive de la législation russe relative aux droits des marques ainsi qu’à la concurrence.
Le traitement judiciaire des conflits relatifs aux noms de domaine en Russie s’est construit à travers les précédents des juridictions russes. S'agissant de litiges qui s'inscrivent généralement dans le cadre de la vie des affaires, du commerce, ce sont les cours d'arbitrage qui ont été reconnues comme compétentes pour traiter ce type de litige désormais explicitement prévu par l'article 248 du code de procédure arbitrale russe :
"The arbitration courts in the Russian Federation shall investigate cases on economic disputes and the other cases involved in the performance of business and other economic activity with the participation of foreign organizations, of international organizations, of foreign citizens or of stateless persons engaged in business and other economic activity (hereinafter referred to as foreign persons), if: [...] the dispute has arisen from relations involved in the state registration of the names and of the other objects, and in rendering services on World Wide Web - the Internet - on the territory of the Russian Federation[...]"
Ces courants jurisprudentiels des « Arbitrazh Court » ont été jalonnés par le Président de la cour suprême d’arbitrage à l’occasion de 4 litiges entre 2001 et 2013 : kodak.ru, denso.com, ladm.ru et lad-m.ru , mumm.ru.
Construction d'un cadre juridique relatif au nom de domaine et à ses atteintes
KODAK.RU - Première appréciation d’un litige portant sur un nom de domaine par une cour Russe : la définition du cadre juridique applicable au nom de domaine.
En 1999, un citoyen russe a procédé à l’enregistrement de afin de vendre des produits photos dont des produits de la marque américaine.
Absence de cadre juridique relatif au nom de domaineLa société Kodak a assigné le titulaire du nom de domaine devant la cour d’arbitrage qui rejeté le 8 décembre 1999 la plainte au motif qu’il n’existait pas de législation relative aux noms de domaine, et ainsi pas de base légale à la plainte. La cour a déclaré que les noms de domaine ne sont ni un produit ni un service et ne peuvent ainsi faire l’objet d’une protection au regard du droit des marques. Kodak a interjeté appel en arguant de son droit sur la marque Kodak. Argument rejeté par la cour d’appel estimant qu’un nom de domaine n’avait qu’un rôle purement technique et ne pouvait être considéré comme un vecteur de communication et distinctif vis-à-vis des produits et services de la société Kodak.
Kodak s’est pourvu en cassation au regard notamment de la convention de Paris sur le risque de confusion. La cour de cassation dans un arrêt de mars 2000 qui a cassé la décision de la cour d’appel estimant qu’il y avait eu une mauvaise application de la loi russe relative aux marques.
Un rattachement par le droit des marquesLe litige est renvoyé en première instance en accordant à la société Kodak la possibilité de "redéfinir" l’objet de la plainte sur le terrain du droit des marques. Après une décision de première instance et de cour d’appel défavorable, le litige est porté devant la plus haute cour arbitrale qui tranche le litige le 4 octobre 2000. Cette dernière se fonde sur le droit russe relatif aux marques et au commerce (concurrence) et estime que l’enregistrement du nom de domaine kodak.ru est susceptible de tromper le consommateur et est de nature à priver le demandeur de l’usage légitime de sa marque en tant que nom de domaine portant ainsi atteinte à son droit exclusif.
Le défendeur a essayé en vain de faire appel de la décision qui sera confirmée en première instance et appel.
Du rejet des décisions arbitrales de l’OMPI à l’application du triptyque UDRP : le litige DENSO.COM
Le litige DENSO est l’une des affaires les plus emblématiques de l’appréciation des noms de domaine au regard du droit russe. Si le litige concerne un .COM, son titulaire russe a nationalisé le litige par ses actions et les décisions successives qu’il a suscité ont permis une avancée significative pour le droit russe lié au nom de domaine.
Refus de la reconnaissance des décisions de l'OMPILe nom de domaine a fait l’objet d’un recours auprès de l’OMPI, le demandeur obtenant une décision favorable No D2003-0482 ordonnant le transfert du nom de domaine le 3 novembre 2003.
Cette décision a été contestée par le défendeur devant la cour d’arbitrage de Saint Petersbourg. Par une décision du 20 avril 2005 (n°a56-46111/2003), la cour dénie toute valeur juridique à la décision rendue par l’arbitre de l'OMPI, notamment en l’absence de convention directe entre les parties concernant la procédure d’arbitrage. La cour se déclare compétente au regard des relations étroites entre les parties et le territoire russe : l’affaire est rejugée dans son intégralité selon le droit interne.
Appel est interjeté par la société japonaise au motif qu’aucun élément ne permet de retenir la compétence d'une juridiction russe pour traiter ce litige. La 13ème cour d’appel arbitral par décision du 13 juillet 2005 maintient son refus de reconnaitre une décision rendue par la cours d’arbitrage de l’OMPI et des principes UDRP et confirme l’application du droit russe dans ce litige.
[Traduction approximative du considérant de la 13ème cour d'appel Arbitral] “With regard to the evaluation of solutions of the Centre of Mediation and the WIPO Arbitration, which the defendant treated the complaint as a decision of the arbitral tribunal (international commercial arbitration), then called the decision can not be recognized as such, since there is no agreement between the parties to refer the dispute to the Mediation Center and Arbitration WIPO who was elected to the dispute solely the applicant's complaint; the decision of the arbitral tribunal necessarily exclusively for the parties to the dispute and can not give rise to rights and obligations for third parties, whereas the WIPO decision necessary for the registrar, which is not a party to the agreement and party to the dispute; in dealing with the WIPO Center has not given the place of arbitration, which is a mandatory requirement of the Law of the Russian Federation "On International Commercial Arbitration" and the UN Convention on the Recognition and Enforcement of Foreign Arbitral Awards of 1958. solutions for international commercial arbitration.”
Prise en compte des critères UDRPLe 2 février 2007 cette décision est annulée par la même cour d’arbitrage de Saint Petersbourg rappelant que les accords et traités internationaux auxquels la Russie est partie font partie intégrante de son droit interne. À cet égard, les critères UDRP dégagés par l’OMPI sont conformes à l’article 10 de la convention de Paris et doivent être utilisés dans le cadre du présent litige. Décision elle-même attaquée à deux reprises et de nouveau confirmée par la "Cassation Supreme Arbitration Court of the Russian Federation" dans une décision fondatrice № 5560/08 du 11 novembre 2008.
Cette décision a posé les bases actuelles dans le traitement des litiges relatifs à des noms de domaine en considérant que la Russie en tant que membre de l’OMPI doit prendre en compte ses procédures d’arbitrages et procéder à l’examen de ces litiges selon les 3 critères UDRP. La cour ne fera plus référence aux dispositions de la convention de Paris relative à la concurrence déloyale.
Cette jurisprudence pose des bases stables, de par le statut de la juridiction dont elle est issue, pour le traitement des litiges relatifs au nom de domaine par les juridictions russes.
Confirmation de la jurisprudence DENSO.COM et prise en compte des noms de domaine inactifs
La 3ème vague d’amélioration concerne l’application des jurisprudences précédentes aux noms de domaine en .RU et la clarification des litiges relatifs à des noms de domaine inactifs dans la mesure où l’atteinte à une marque avait jusqu’ici toujours été appréciée par les tribunaux comme résultant de la vente de produit contrefaisant.
Ces solutions ont été apportées par la décision A40-47499/2010 du 18 mai 2011 par la Moscow Arbitrazh Court dans un litige concernant le nom de domaine engagée par le producteur de champagne éponyme.
Le nom de domaine n’étant pas utilisé de manière active (site vide), la première instance considéra le 22 avril 2010 qu’un usage dans la vie des affaires n’était pas rapporté et ainsi l’atteinte à la marque n’était pas constituée, rejetant ainsi la demande du producteur français. Ce dernier interjeta appel au motif que la réservation d’un nom de domaine reprenant sa marque à l’identique, même inactif, l’empêcher d’enregistrer sa marque sur internet et limité son essor possible sur le web. Cet argument fut suivi par la cour d’appel dans une décision du 17 juin 2010 considérant que le demandeur était privé de l’usage de sa marque sur la partie russe d’internet, caractérisée par l'extension .RU.
Le défendeur porta l’affaire en cassation en se basant toujours sur le caractère inactif du site internet et l’absence de démonstration d’atteinte au regard des consommateurs de la privation de ce nom de domaine pour le titulaire de la marque.
Finalement, la cour suprême d’arbitrage valida l'argument de la cour d'appel notamment au regard de l’article 10 de la convention de Paris définissant la concurrence déloyale. Le président de la cour suprême fait explicitement référence à la décision Denso du 11 novembre 2008 (n°5560/80) afin de justifier la prise en compte des critères dégagés par les principes UDRP.
Le nom de domaine avait été récupéré suite à une réservation légitime de la Maison de champagne qui retomba dans le domaine public faute de renouvellement de sa part.
L’intérêt de cette décision est double dans la mesure où il confirme la jurisprudence DENSO, en élargie sa portée en appliquant un raisonnement identique pour les noms de domaine en .RU et précise le cas du passive holding.
Conclusion
Si l'évolution du droit russe en matière de nom de domaine permet de rassurer les titulaires de marque, le cout particulièrement élevé des procédures devant une cour d'arbitrage peut être bloquant.
Par pragmatisme, la réservation préventive, ou à défaut le rachat, peuvent s'avérer les solutions les plus intéressantes en matière de couts et délais.
Il convient toutefois de questionner ce positionnement, comme pour toute extension pays, notamment :
- Est-ce que j'ai un intérêt à me positionner sur cette extension en matière de communication (activité de la société dans ce pays, habitudes des consommateurs, degré de confiance dans leur extension pays, etc) ?
- Quelle est la pratique du registre, existe-t-il un risque de perte du nom de domaine par une modification des conditions d'enregistrements (pérennité du nom de domaine) ?
- À quels risques je m'expose si un tiers réserve mon nom de domaine ?
- Quel est mon degré de tolérance selon les atteintes possibles (page parking, site de contrefaçon, intelligence économique) ?
- Quelles sont les actions disponibles, à quels couts ?
- Ce risque justifie-t-il le cout d'achat ?
- etc
Source : http://www.arbitr.ru